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Ils étaient quelque cinquante mille, ce dimanche 5 octobre 1902. Cinquante mille employés, étudiants et petits-bourgeois vêtus de noir pour accompagner au cimetière Montmartre le cercueil d’Émile Zola mort mystérieusement quelques jours plus tôt : asphyxié par la fumée d'une cheminée qui tirait mal, assurait la version officielle; victime d'un assassinat bien camouflé, chuchotait la rumeur..." .
Ce jour là Anatole France prononce sous le ciel gris un éloge funèbre inoubliable: "Ne le plaignons pas d’avoir enduré et souffert […]. Envions-le, sa destinée et son cœur lui firent le sort le plus grand. Il fut un moment de la conscience humaine."
Le 29 septembre 1902, le grand écrivain naturaliste Émile Zola est retrouvé mort dans sa chambre à coucher rue de Bruxelles, à Paris. L’enquête conclut à une intoxication accidentelle à l’oxyde de carbone due à une cheminée défectueuse. Aujourd'hui, cependant, l’hypothèse la plus vraisemblable est celle d’un meurtre avec préméditation.
En effet, un quart de siècle plus tard, l’affaire rebondit grâce au témoignage d’un fumiste, du nom d’Henri Buronfosse, qui déclare être le responsable de cette mort : profitant de travaux réalisés sur le toit d’une maison voisine, il aurait bouché la cheminée de la chambre à coucher puis l’aurait débouchée peu après, de telle sorte que personne n’a pu le soupçonner. Ce fumiste était membre de la Ligue des Patriotes fondée par Déroulède, qui avait mené la campagne la plus violente contre le dreyfusard Zola, "romancier sans patrie", "défenseur du traître", figure numéro un de la cause dreyfusarde après la publication dans L'Aurore de son article J'accuse.
Émile Zola avait déchaîné contre lui un véritable torrent de haine, en prenant la défense du Capitaine Dreyfus.
Quatre ans plus tôt, le 13 janvier 1898, il publie dans le journal L’Aurore, fondé par Clemenceau et Vaughan en 1897, une lettre ouverte au Président de la République, Félix Faure, dont le titre provocateur, "J’accuse… !", s’étale en gros caractères sur la page de titre du journal. C'est une longue et dense plaidoirie, qui occupe les deux premières pages du journal sur six colonnes, Zola rappelle dans un premier temps les circonstances de "l’Affaire", celle de la condamnation et de la déportation pour haute trahison du capitaine Alfred Dreyfus.
En 1894, Alfred Dreyfus, officier français d’état-major d’origine alsacienne, et d'obédience judaïque, accusé à tort d’avoir livré des documents à l'Allemagne, est condamné à l'emprisonnement à perpétuité et expédié sur l’île du Diable, en Guyane française. Sa famille organise sa défense et le véritable traître est identifié en novembre 1897 : c'est le commandant Walsin Esterhazy, fait reconnu par le lieutenant-colonel Georges Picquart, chef du service des renseignements militaires. Picquart est limogé mais l’état-major de l’armée est obligé de faire comparaître le commandant Esterhazy en conseil de guerre; il est acquitté à l'unanimité le 11 janvier 1898.
C'est ce verdict scandaleux qui pousse Émile Zola à intervenir de façon audacieuse, en lançant par voie de presse des accusations nominatives contre dix acteurs de l’affaire, dont le ministre de la Guerre et le chef d’état-major de l’armée. Cet article lui vaudra un procès pour diffamation et un exil à Londres la même année. Au-delà de l’affaire Dreyfus, l'auteur de Thérèse Raquin est aussi le chef de file du naturalisme, ce courant littéraire qui, s'appuyant sur un travail minutieux de documentation, décrit la réalité telle qu'elle est, et non telle qu'elle devrait être. Il sera détesté aussi pour cela. Ainsi, à travers sa vaste fresque romanesque des Rougon-Macquart en vingt volumes, dépeignant la société française sous le Second Empire, il nous fait découvrir les dessous sordides de son époque, celle qu’il juge déraisonnable, où règnent l'inhumanité, le mensonge, la trahison et le marchandage. L’auteur de Germinal raconte avec brio cette époque qui fait resurgir dans la mémoire collective la métamorphose sanglante d’une société entraînée dans un tourbillon d’excès meurtrier, de violence, d’injustice et de xénophobie. C’est en défenseur du peuple qu’il dépeint, d’une plume cinglante, la laide réalité et le cynisme des décideurs de son temps. Et cela dans l’intégralité de son œuvre. Aussi, et au fil de ces romans, ils se mettra à dos les financiers, les militaires, les terriens, les bien pensants... On dira : "Zola-la-débâcle", "Zola le souteneur", "Zola-la-honte"...
En 1887, Anatole France fera lui aussi dans le "sublime" : "Jamais homme n'a fait un pareil effort pour avilir l'humanité, insulter à toutes les images de la beauté et de l'amour, nier tout ce qui est bon, tout ce qui est bien [...] M. Zola est un de ces malheureux dont on peut dire qu'il vaudrait mieux qu'ils ne fussent
pas nés".
On ne sait plus, aujourd'hui, combien fut haï en son temps l’un de nos romanciers français les plus populaires, les plus publiés, traduits et commentés au monde - l'auteur d'Au bonheur des Dames, du Ventre de Paris, de l'Assommoir, de Pot-Bouille, de La Terre - jugé par tous comme un trublion exalté et farouche, un polémiste torturé et féroce, un chancre grivois de la luxure... Bien sûr il en souffrira : "Ils n'ont rien su de moi, rien senti, rien compris !".
Un seul, peut-être, aura tout compris... Quand Zola sortira Nana, roman au parfum de scandale, Gustave Flaubert dira de lui : "Quel bouquin ! C'est roide ! Et ce bon Zola est un homme de génie ; qu'on se le dise !"